Mais cela m'est arrivé aussi au sujet qui nous préoccupe ici, par rapport à l'accès aux soins des habitants des quartiers urbains marginalisés en Europe.
Voici:
La généralisation des assurances collectives, obligatoires et gérées directement ou indirectement par les Etats, dans les domaines
- de la retraite,
- de l'enseignement,
- de l'habitat,
- du transport public et
- des soins (santé, handicaps, extramuraux),
Est-ce qu'il y ait eu, alors, un accès soudain de compassion, de solidarité, de civilisation des bourgeois qui monopolisaient encore à l'époque le droit de vote et les pouvoirs économiques?
- En partie, certainement. La compassion, l'aide aux infirmes, soit-elle prescrite par la religion ou par le civisme, est de toujours. C'est à ces sentiments-là que Jacques Chirac réfère, lorsqu'il revient de temps à temps sur ses appèls à réparer la rupture sociale. Mais cela coûte trop cher. Et à l'impossible, nul n'est tenu.
Mais, est-ce que cela coûte tellement plus cher qu'à l'époque où ces dispositions ont été prises?
Pas du tout.
- D'abord, parce que ce qui apparaît dans l'économie traditionnelle comme coûts, dépenses, "pertes", capital mort, n'est, dans une autre approche économique, elle aussi tout à fait légitime, au contraire un ivestissement productif, créatif et un renforcement bienvenu du pouvoir d'achat, et, ainsi, source d'emplois.
- Et puis, parce que l'argent qui circule dans le domaine collectif et étatique, n'est, en tant que pourcentage du produit annuel brut national, point plus élevé qu'il y a un siècle.
Une réponse m'a été fournie par les travaux de l'école de Norbert Elias, particulièrement le livre d' Abram De Swaan, "In care of the state: Health care, education and welfare in Europe and the USA in the Modern Era" (1988). Les Eliassiens étudient les progrès de la civilisation, de la pacification des relations interhumaines sur de longues périodes historiques. Bien connu est l'étude d'Elias sur le Moyen-Âge, quand les us et coutûmes courtois se répandirent hors de la noblesse, par vagues, liées aux progrès techniques et économiques.
De Swaan a entrepris d'appliquer cette méthode-là aux temps modernes. Une grande partie de ses recherches concerne l'interaction entre la formation des Etats nationaux modernes d'un côté, et les contraintes nouvelles posées par la collectivisation de l'accès aux éléments minimaux d'une vie digne pour tous. Mais nous nous intéressons surtout aux causes et aux raisons de ces contraintes-là, et à la question, si elles existent toujours à notre époque.
Dans une introduction à un projet de recherche pour le réseau REGENERA d'URBACT, et en partant des problèmes et les solutions que nous avons observés dans la ville de La Haye en décembre 2005, je propose, qu'on prenne comme hypothèse de travail la proposition suivante:
Disparition progressive des deux motifs originaux pour l’instauration d’un système public de garantie de soins dans les pays d’Europe
Je pense à deux complexes de motifs complémentaires qui ont occasionné la percée de la collectivisation des soins et des dispositions sociales, il y a un siècle. Puis, je me demande si ces motifs-là sont toujours valables, et s'ils ont disparu, quel effet se produit se produit dans les quartiers urbains habités par une population socialement et économiquement marginalisée.
a. Sur le plan économique (financière, budgétaire)
Même si la privatisation et la commercialisation des soins de santé économies budgétaires sur le plan national (ce qui, d'ailleurs, aux Pays-Bas n'est pas prévu), les dépenses supplémentaires qu'elles amèneront au niveau des revenus privés et au niveau des charges financières des autorités locales, seront beaucoup plus importantes.
Ceci doit intéresser beaucoup les Villes: C'est sur elles, à cause de la dévolution du plan national vers le plan local, que retomberont ces dépenses supplémentaires.
Je laisse ici de côté la discussion sur l’applicabilité des lois du marché dans le domaine des soins.
Mais il me semble opportun, de relever les conséquences néfastes de la concurrence (compétition) inégale entre communautés géographiques, qui sera encore aggravée par cette nouvelle rupture de solidarité collective nationale (européenne ?). Maintenant déjà, les grandes villes et les villes faisant partie de grandes communautés urbaines, se trouvent obligées d’imposer à leurs citoyens des charges collectives beaucoup plus élevées que les communes « riches ». Cette situation s’aiguisera considérablement avec le transfert de la responsabilité pour les soins vers les villes. En France, les efforts de l’Etat à créer une solidarité intercommunale datent d’il y a des dizaines d’années. Sans résultat satisfaisant. Il est même question de ‘sabotage’ des lois et décrets à ce sujet, par les maires-députés de communes aisées. Dans d’autres pays, la situation n’est pas différente.
La rupture géographique qui viendra ainsi renforcer la rupture sociale, n’est pas seulement mortelle pour l’économie des villes (entreprises qui se délocalisent à cause d’un niveau de services trop bas, d’une population mal éduquée et à risques, etc.), mais elle présente aussi, sur le plan macro-économique, un gaspillage énorme et une destruction irréversible d’investissements.
b. Sur le plan hygiénique/qualité de vie générale:
C'est connu, que les investissements dans les systèmes de santé publique couvrant l’entière population, entamés par les pays de l'Europe occidentale à la fin du dix-neuvième siècle, furent occasionnés par deux complexes de considérations :
- L’industrie et le commerce, en plein essor, avaient besoin de quasi toute personne en âge de travailler. On ne pouvait plus se permettre de laisser une grande partie des habitants tomber victime à des maladies, à des handicaps et à l’absence de soins, tandis que les progrès de la médecine permettaient, déjà à cette époque-là, d’éviter une grande partie de cet affaiblissement endémique des populations nouvellement urbanisées à relativement faible dépens. Instaurer un système généralisé et obligatoire d’accès à la médecine et aux soins était donc un choix rationnel du point de vue économique. Puisque les revenus privés étaient insuffisants à porter les risques de santé, un choisit quasi partout un système collectif d’assurance - maladie et –invalidité, géré et garanti par l’Etat. (Les mêmes considérations étaient, d’ailleurs, valables pour l’habitat et pour les retraites (pensions) : dans ces domaines également, l’Etat intervenait à moyen de législation et de subvention de systèmes collectifs).
- La situation hygiénique dans les villes, qui, alors, à cause des structures primitives des transports publics et privés, étaient nécessairement denses et compactes, devenait alarmante pour les couches aisées : La proximité permanente de -et la mixité avec- les masses pauvres urbaines, sources d’épidémies comme la choléra, constituait une menace de plus en plus pesante pour les gens qui, sans cette présence contaminante, auraient été en état de protéger beaucoup mieux leur santé avec les moyens financiers à leur disposition. (Réf.: Norbert Elias, Abram de Swaan, Michel Foucault).
Les deux conditions sus-mentionnées ont perdu, au cours d’un siècle, beaucoup de leur relevance et de leur force. Et, si elles continuent encore à exister, elles inspirent un discours politique qui est différent de celui d’il y a 100 ans.
- L’économie a changé dramatiquement : Le développement de nouvelles technologies a rendu possible une division mondiale du travail. Les économies de nos pays n’ont plus besoin de toute âme qui se trouve dans l’environnement immédiat des usines et d’autres lieux de travail. Les entrepreneurs, les administrations, les autorités subissent la présence d’une population urbaine à boulots pénibles ou chômante non pas comme une ressource, mais comme un fardeau. Du point de vue économique à court et à moyen terme, c’est d’ailleurs une évidence incontournable. Un discours utilitaire (optimaliser la disponibilité d’une force de travail de proximité) a changé en un discours égalitaire : rendre les conditions de vie égales pour tous, mobiliser la responsabilité individuelle et familiale : « Si tu es pauvre et sans moyens à te préserver une bonne santé, c’est de ta faute, sauf preuve du contraire. » C’est le (néo-)conservatisme « compassionnel », c’est les théories du psychiatre Dalrymple et on le retrouve dans l’interdiction aux gens qui gagnent moins que 120% du SMIC à venir habiter dans nombre de quartiers de la ville de Rotterdam. Si l’on vit dans les « gated communities », la santé des gens du dehors ne constituent plus un grand danger de contamination. Il n’est plus besoin de leur proximité. On n’a plus besoin de l’Etat pour régler leurs conditions (qualité) de vie. L’Etat doit se rétrécir.
- La peur de contamination, l’impératif d’un minimum d’hygiène collectif, ont disparu. C’est une deuxième raison pour abandonner le discours ‘solidaire’ pour un discours égalitaire. La situation des soins de santé dans les zones urbaines pauvres est donc sujette à un développement global qui est, semble-t-il, assez irréversible. Les motifs principaux pour la généralisation étatique des soins, celui de l'économie industrielle, basée sur une grande masse de main d'oeuvre disponible à courte distance des lieux de travail urbains, ainsi que celui de l'hygiène urbaine, ont perdu beaucoup de leur force.
Une prochaine fois, j'espère pouvoir parler
- des stratégies possibles dans les quartiers et dans les villes, pour protéger les droits de la population aux dispositions sociales et
- des directives que l'Union Européenne pourrait promulguer pour soutenir une telle action dans les villes.
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