29 décembre 2005

Clichy-sous-Bois: Devoirs de mémoires

Faire jouer les mémoires - c'est un outil très puissant pour la mise en route de l'émancipation collective dans les quartiers urbains marginalisés.
Le 20 décembre 2005, le Collectif "Devoirs de Mémoires" à Clichy-sous-Bois, la commune qui a été à l'origine des émeutes des banlieues de novembre 2005, s'est réuni avec leurs animateurs Jean-Pierre Bacri et Djamel Debbouze, en présence de Joey Starr et du footballeur (Turin) Lilian Thuram. Plus de 400 jeunes, issus de l'immigration, se sont engagés à s'inscrire sur les listes électorales, afin d'utiliser leurs droits en tant que citoyens français.
(Le Monde du 20/12/2005)


Huit jours après, (Le Monde du 28/12/05) la maison communale de Clichy-sous-Bois a été envahie par de centaines de jeunes qui sont venus s'inscrire aux listes électorales. L'ambiance y était moins survoltée qu'il y a une semaine:
Ce n'est pas l'appel des stars françaises du foot, du cinéma ou du rap, parrainé par le footballeur Lilian Thuram ou l'acteur Jamel Debbouze, qui a motivé ces jeunes issus des "quartiers" de Nanterre à se déplacer jusqu'à la mairie. C'est simplement la crise des banlieues, la "rage" qui s'est exprimée à ce moment-là et les mots qui ont été prononcés par certains hommes politiques. Zina, 21 ans, résume leurs certitudes : pour l'élection présidentielle, "en 2007, c'est ni Le Pen ni Sarko." "Je ne vais pas laisser ma voix à quelqu'un d'autre", affirme Malik. "On est français avant tout", renchérit Tida.
S'affirmer comme citoyen français (et européen) est une chose: c'est un acte symbolique. Intégrer ses mémoires du pays natal, de l'immigration, de l'intégration, c'en est une autre. Le travail du mémoire est dur. S'écouter, évaluer les chemins parcourus, apprécier les savoirs des générations précédentes et se faire apprécier par les parents en rendant compte des progrès d'intégration réalisés, c'est un travail d'assez longue haleine. Mais il est très efficace!
Nous en avons vu les résultats à Châtenay-Malabry, également dans la région parisienne, où, pendant plus de dix ans, une équipe de théâtre a travaillé jour après jour avec les habitants, venus de l'Europe du Sud, de la campagne française, de l'Europe de l'Est et les anciennes colonies.
Un trésor d'interviews y a été accumulé. Les expériences personnelles ont été transformées en pièces de théâtre, en expositions, en efforts communs afin d'améliorer la qualité de vie dans les cités de la commune.
Le rôle du groupe de théâtre a été essentiel: c'étaient des gens qui vivaient avec les populations, qui étaient présents en permanence. Ce qui a permis de faire disparaître la méfiance (si compréhensible) des habitants.

D'autres exemples, de Londres, des oral history groups des quartiers de Brème, des forts d'Amsterdam, témoignent également de l'efficacité d'une approche-"mémoire" dans les quartiers urbains marginalisés.

À Clichy-sous-Bois, la méfiance règne encore en maîtresse: Après le "Kärcher" et la "racaille" de Sarkozy, qui s'attendrait à autre chose? Les immigrés "célèbres" ont été pris à parti: "Où étiez-vous avant novembre?"

Tout dépend maintenant de deux conditions:

La première, la plus facile, mais néanmoins pas évidente, c'est que le Collectif sera aidé, sountenu, sous forme permanente, par des professionnels indépendants, "embedded" dans la communauté. Comment assurer la durabilité? Comment les aider à s'orienter vers des actions de mémoire émancipatrices? Comment éviter que, après une ou deux années de "calme", d'autres priorités d'ordre bureaucratique viendront terminer une telle action, en renforçant la méfiance des habitants, au lieu de l'adoucir?

La deuxième condition, moins facile, est relevée avec acrimonie par une des jeunes qui attendaient le 27 décembre devant l'hôtel communal à Clichy, quand ils parlent des partis politiques qui devraient profiter de influx des jeunes votants anti-Le Pen et anti-Sarkozy:

Zina [...] : "A gauche, on attend toujours de savoir ce qu'ils proposent pour nous." Noria pense la même chose : "Je ne les ai pas entendus pendant les violences dans les banlieues. J'attends de voir."
En effet: Si l'engagement citoyen des jeunes des quartiers n'ouvrira aucune perspective dans le monde politique, si la gauche s'entredéchirera encore longtemps autour de son nombril, il y aura d'autres forces politiques qui se rendront maître de leur rage et de leur énergie.

Il est très urgent que, non pas seulement en France, mais aussi en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie, l'Europe profitera enfin du savoir-faire de ses animateurs de quartier. Je parle des gens qui, à partir des années '80, se sont engagés à fond dans ses communautés à la dérive, en accompagnant des rénovations l'habitat, en créant des cours de langue, des boulots-apprentissage, etc. Cela s'appelle "l'approche intégrale" territoriale.

La "porte" à travers laquelle une telle approche s'introduit dans la communauté, est chaque fois une différente. L'action se construit par exemple autour de l'arrivée des policiers de quartier (introduit en France, mais abandonné par Sarkozy après deux ans: les gens se sentent abandonnés, trahis, donc: méfiance!), mais aussi bien autour de la rénovation de l'habitat, ou bien, comme ici, par l'activation, l'intégration des mémoires des groupoes culturels, des générations, des sexes.

Nous en parlerons encore souvent, ici.

(Cliché: Le Monde du 28/12/2005: Nourdine Oumeddour/Le Monde.fr Devant la mairie de Clichy-sous-Bois, le 21 décembre 2005.)
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